Billet

Ce qui n’existait pas avant…

8 h 45. C’est MA cloche qui sonne, celle d’aucun autre. Dans cette petite sonnerie intérieure résonne toute ma joie, le commencement de ma liberté. Je monte les escaliers de ce pas nonchalant qui peine à masquer toute mon excitation. Les trois enfants sont déposés dans leur propre vie, momentanément à l’extérieur des frontières de la mienne. Au début, je trouvais ce concept vraiment étrange. Plus maintenant. On se retrouvera bien assez vite.

Dans mes oreilles s’invite un silence à peine camouflé par les bruits en écho dans la cage d’escalier. Ce grand calme sonore m’est si précieux depuis que je suis maman. Parce que oui, je vous le confirme, même pour une femme dont le métier est de composer de la musique, chaque parenthèse de silence rencontrée dans une journée possède une valeur inestimable.

Du moment que : 1) mon atelier puisse demeurer à un jet de pierre de la maison (ce qui n’est jamais acquis, on le constate encore ces jours-ci ; la menace qui plane au-dessus des espaces de création, particulièrement dans mon quartier, est sans relâche).

Et que : 2) le tintamarre de mes trois fils puisse m’assourdir de bonheur à jamais (désolée, je suis encore habitée par le drame familial qu’a vécu Nick Cave, promettez-moi d’aller visionner le documentaire One More Time with Feeling, tourné peu après la mort à 15 ans d’Arthur, le fils du chanteur britannique).

Mais revenons à cette fameuse minute qui justifie à elle seule l’existence de ma première « chronique » à vie.

Il est encore 8 h 45 pour quelques secondes lorsque je constate avec ravissement que mon iCal est vierge de tout rectangle pastel pouvant représenter une menace à mon plan parfait. J’ai devant moi la journée idéale…

À l’horizon, une page blanche à noircir. Une poignée d’heures à manipuler pour les faire fleurir en « ce qui n’existait pas avant ».

À l’aube de mes 40 ans, je ne connais toujours pas de travail plus passionnant. Je me suis moi-même bâti cette forme de liberté quotidienne et je la chéris autant qu’elle m’inquiète.

Ce que j’appelle mon studio, donc, est en réalité une ancienne classe d’école, au troisième étage d’un bâtiment du quartier Mile End, à Montréal. Un de ses grands murs blancs est traversé par un imposant tableau noir d’origine sur lequel des élèves ont jadis écrit leur nom d’une main incertaine. C’est en quelque sorte ce que je continue de faire ici, le plus souvent possible. À travers les grandes fenêtres qui font rougir d’envie l’écran de mon ordinateur, j’ai une vue privilégiée sur le monde extérieur.

Je m’installe donc dans cette solitude inhérente au désir de créer. Solitude qui parfois, passé le grisant 8 h 45, peut générer une angoisse aussi imprévisible que paralysante.

Mais pour l’instant, je baigne encore dans l’ivresse, rôdant autour de ma proie comme un oiseau fou. Toutes machines allumées, je replonge dans l’inconnu.

La journée file, je n’ai toujours rien avalé, je suis dans le « flow ». La lumière se déplace doucement dans le studio, puis d’un seul coup, comme ça, au beau milieu de mon bricolage musical, le sens me file entre les doigts, il m’échappe, me laissant seule avec un sentiment d’angoisse impitoyable. « Mais à quoi ça sert, à qui ça sert, à part à moi ? »

Il m’apparaît clairement alors que dans le tourbillon de ce monde extérieur, de l’autre côté des grandes fenêtres, une partie de celle qui se nomme société a nettement moins besoin de culture que moi pour ne pas perdre la tête. Juste en bas, boulevard Saint-Laurent, une armée d’humains court dans toutes les directions. Isolés de leurs semblables, ils m’apparaissent tous interchangeables pour un Autre fictif, fantasmé, virtuel et jetable. L’acte de contempler serait-il devenu un luxe ? Le temps jadis consacré à la vie plutôt qu’à la fuite au fin fond d’un feuilleton anesthésiant reviendra-t-il un jour ? Et cette même question qui tourne en boucle entre mes deux oreilles comme un vinyle rayé : « À quoi ça sert ? »

Et si cette perception, ce sentiment oppressant qui me gagne, s’était progressivement immiscée à travers mes pores depuis tous ces gazouillis de mauvaise foi que je rencontre fréquemment sur les réseaux sociaux ? Trop souvent, on y dépeint les « artisss » comme des boulets subventionnés qui vivent aux crochets de la société.

Ce discours réchauffé de radio-poubelle qui déforme la réalité de ma profession, chaque fois, m’atteint comme une balle en plein cœur.

Sur un plan plus large, on s’enorgueillit de la richesse que sont nos créateurs pour Montréal, en même temps qu’on exproprie des centaines d’artisans de leur atelier, les éloignant de leur matière première pour y construire des boîtes de pubs (et de production) qui « brainstormeront » des « slogans à paillettes » afin de te vendre au monde entier, toi ma ville adorée.

Je suis bien consciente que ce phénomène ne date pas d’hier et qu’il se répète dans de nombreux quartiers à l’échelle de la planète. En toute transparence, je fais moi-même en quelque sorte partie des conséquences néfastes de l’embourgeoisement, ayant choisi d’élire domicile dans un duplex rénové du Mile End. Cela dit, il faut absolument mettre en place des solutions concrètes pour ne pas finir par détruire les fondations de l’écosystème déjà fragile de nos créateurs.

Bon… elle me semble bien lointaine cette sonnerie intérieure de laquelle émanait toute ma joie à 8 h 45.

Tout porte à croire que, finalement, je me dirige vers une autre chanson triste.

Mais non. Au contraire, je sais viscéralement que demain matin, j’ouvrirai cette même porte à la même heure, habitée par ce même besoin obstiné de construire « ce qui n’existait pas avant » en chérissant malgré tout cette liberté à double tranchant qui colore mes jours de femme artiste et de travailleuse autonome.

En souhaitant profondément que l’art dans ma ville et ma province puisse être reconnu et respecté pour ses innombrables bienfaits, pour sa beauté qui transcende largement l’espace que peut contenir le plus gros des portefeuilles.

Ariane Moffatt sera en concert le 22 février au MTelus et en tournée dans tout le Québec.

Les suggestions d’Ariane Moffatt

À écouter : Skeleton Tree (de Nick Cave), Hiver Mile End (par votre humble « chroniqueuse du dimanche ») et La vie d’artiste (de Léo Ferré)

À lire : La culture du divertissement – Art populaire ou vortex cérébral ?, de Sébastien Ste-Croix Dubé, aux éditions Varia, 194 p.

À consulter : Un OBNL pour protéger des ateliers d’artistes

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